Une démarche centrée-usager au musée inclut plusieurs étapes distinctes, se nourrissant les unes des autres. La première phase décisive de recherche usager, évoquée dans ce billet, informe la phase qui suit : la problématisation ou définition de l’objectif de design. Une fois la problématique ou l’objectif clairement définis, on passe à la phase d’idéation (le fameux brainstorm auquel on réduit souvent l’ensemble de la démarche de Design Thinking) ; puis viennent les prototypes et les tests auprès des usagers-visiteurs. C’est cette dernière étape que ce billet propose d’explorer.
Image de couverture : “Chair with head rests” de Florence Truelson. Dessin pour prototype. Via the National Gallery of Art.
En effet, de plus en plus de musées s’adonnent désormais aux prototypes et tests usagers avant de lancer en production leurs nouvelles médiations, dispositifs scénographiques, outils d’interprétation, voire des services ou encore des parcours muséographiques complets. Que vous soyez déjà engagés dans ces démarches ou non, voici quelques préconisations pour mener ces actions avec succès.
Avant de commencer...
Pourquoi prototyper au musée ?
Le but d’un prototype est de tester des hypothèses pour les confirmer ou les infirmer. Ainsi, le prototypage permet d’identifier puis résoudre un maximum de problèmes potentiels avant d’investir du temps, de l’argent, de l’énergie et un attachement émotionnel et/ou institutionnel dans un projet. Combien d’idées fabuleuses, imaginées en huis-clos au sein d’une équipe (même) ultra-compétente n’ont jamais rencontré leur public ?
Le prototype (et les tests qui en découlent) constitue l’un des piliers des démarches centrées-usager – on le retrouve notamment dans la méthodologie de Design Thinking.
Incarnation du concept de « fail fast and early » cher aux méthodes agiles, le prototypage propose en effet de tester – et donc potentiellement d’échouer – le plus tôt possible dans un projet à un moment où l’enjeu et les conséquences sont encore faibles. Ce type de pratiques expérimentales et itératives – même si elles peuvent être difficiles à mettre-en-œuvre du fait de l’inertie méthodologique régissant nos institutions – assurent sans aucun doute une plus grande pertinence et pérennité des expériences muséales qu’elles permettent de concevoir.
Au-delà d’une meilleure adéquation avec les usages des publics et d’une économie de moyens sur le long terme, le prototype présente au moins trois autres avantages. En effet, il permet de :
- faire émerger des opportunités et des complexités invisibles au stade théorique, notamment concernant des questions d’accessibilité
- partager une vision avec les publics (et les collègues !), ce qui facilite l’appropriation du dispositif, et stimule leur intérêt pour l’expérience muséale concernée
- concevoir des dispositifs et des services réellement accessibles et inclusifs car testés et validés par les utilisateur·ices concerné·es
Idées reçues sur les prototypes
Un prototype est une version miniature d'un concept
L’apriori le plus répandu est qu’un prototype est une version miniature de votre idée – une maquette de votre concept, un format réduit. Bien que dans certains cas, la maquette ou le prototype « Playmobil » soit adapté, c’est rarement le meilleur outil pour tester votre idée.
En effet, le prototype est un outil d’évaluation autant (si ce n’est plus) qu’un outil de visualisation : il permet de confronter vos idées et vos concepts aux réalités (intellectuelles, sociales et émotionnelles) de vos usagers. Comme je l’évoquais plus haut, un prototype est là pour confirmer ou infirmer vos hypothèses et pas uniquement pour représenter une idée. À ce titre, le meilleur prototype n’est pas nécessairement celui qui donne un aperçu complet de votre expérience, mais bien celui qui permet de répondre aux interrogations cruciales, de tester ses composantes clés : celles qui déterminent si « ça passe ou ça casse ».
Même dans le cas d’un parcours scénographique il est probable que ce ne soit pas le parcours dans son intégralité qu’il faille tester (et donc figurer sous la forme d’une maquette) mais le moment où les publics entrent dans l’exposition ou changent de salle : « le sens de circulation est-il explicite ?», « la transition d’une ambiance à une autre est-elle suffisamment ressentie ? » etc.
La conception du prototype nécessite donc d’avoir soigneusement identifié les points clés, moments charnières de l’expérience ou du dispositif qu’on souhaite créer.
Un prototype est onéreux et nécessite l'intervention de designers
Un prototype n’est pas nécessairement onéreux, esthétique ou raffiné. Même si la majorité des exemples partagés plus loin proposent des prototypes avancés, conçus par des designers, il est tout à fait possible de créer des prototypes « maison » modestes et économiques – c’est le principe des prototypes « quick and dirty » dont vous avez peut-être entendu parler. Ces techniques de prototypage peuvent permettre à des institutions avec peu de moyens de tester leurs hypothèses auprès des publics. Elles peuvent constituer des étapes intermédiaires menant graduellement à un prototype avancé.
À quoi cela ressemble-t-il ? On peut commencer par réaliser des storyboards (utiles pour prototyper des process, des systèmes d’organisation ou encore des parcours de visite) ; des maquettes à échelle 1 créées avec du matériel de récupération comme des cartons; ou encore des sessions de jeu de rôle : un format très pertinent pour tester les interactions public-musée ou public-public.




1. Un prototype en cours de réalisation à la Cité de la Voile Éric Tabarly lors d’un accompagnement avec Artizest (2018).
2. Un kiosque d’exposition réalisé à échelle 1 en carton, par les étudiant·es en design de SF State University pour l’exposition inclusive “Patient No More”. Crédit ©Emily Beitiks SFSU.
Source: https://patientnomore.blogspot.com/2014/02/exhibit-display-final-concept-full.html
3. Un prototype “quick & dirty” réalisé par les équipes de Ben Coleman de l’agence de design fffunction.
Source : https://www.sitepoint.com/how-to-make-paper-prototypes/
4. Un des nombreux prototypes réalisés dans le cadre des projets de la 27ème région. Prototype de Jules Lobgeois réalisé lors d’une résidence en Bretagne en 2016.
Source : https://www.la27eregion.fr/la-27e-region-en-100-ressources/
Conception d'un prototype
À quelles questions souhaite-t-on répondre ?
Que souhaite-t-on tester ? Pour commencer, réalisez la liste des hypothèses que vous souhaitez vérifier. Ces dernières peuvent concerner :
- la taille, la texture, la préhension ou encore l’affordance d’un dispositif de médiation – dans le cas d’un objet à manipuler par exemple.
- la progression spatiale, la durée et les actions à réaliser dans le cadre d’un parcours de visite
- le niveau de langage, le ton et le style d’un contenu – qu’il s’agisse d’une ligne éditoriale, d’un texte de cartel, d’un contenu audio ou vidéo
- la qualité, profondeur, caractère synchrone ou asynchrone des interactions dans le cadre d’une expérience vouée à susciter du dialogue entre plusieurs visiteurs
- les émotions suscitées, la volonté d’agir vis à vis d’une expérience ou thématique
- l’acquisition de connaissances ou d’aptitudes, la compréhension d’un concept
Gardez en tête que vos critères d’évaluation sont directement liés aux enseignements ayant émergé de votre phase d’exploration. Si cette dernière a révélé que la dimension ludique et l’interaction parent-enfant était essentielle pour votre public cible, il faudra bien entendu que ce critère fasse partie de vos observations.
Une fois votre liste réalisée, il faut imaginer et concevoir le(s) prototype(s) les plus adaptés pour tester, puis valider ou infirmer vos différentes hypothèses.
Il arrive qu’une seule et même expérience fasse l’objet de plusieurs prototypes afin de tester différentes composantes ou moments de l’expérience. Plus on avance dans le processus d’itération et plus ces différents éléments pourront être rassemblés en un seul et même prototype qu’on observera et évaluera alors comme une expérience dans sa globalité.
Exemple : le musée Dobrée
Profitant de sa rénovation pour concevoir de nouveaux dispositifs de médiation, le musée Dobrée a porté une attention particulière aux publics en situation de handicap visuel. Comme on peut le voir dans la vidéo ci-dessous, plusieurs ateliers ont été menés à l’institut nantais Ocens avec des jeunes malvoyants afin que ces derniers puissent tester et critiquer les prototypes de stations sensorielles associant le tactile à l’audio.
Dans cet extrait, Marina Simon-Galle souligne que la question des matériaux était un véritable enjeu pour ces tests usagers. Les tests ont permis de s’orienter vers des copies d’objets réalistes racontant des histoires sous les doigts plutôt que des copies d’objets en résine.
Autre élément important testé à cette occasion : le rapport à la consigne et l’interaction avec l’accompagnant·e. Il est ressorti de ces tests que la charte graphique du musée déclinée n’était pas adaptée à la lecture du braille et qu’avant le texte, c’était la rencontre avec l’objet qui primait : « Ils se saisissent en premier de ce qu’il y a devant eux. Certains éléments tels que le titrage ne sont pas perçus. Cela nous conforte dans l’idée que ce dispositif est une expérience collaborative, en binôme entre une personne non ou mal-voyante et son accompagnant […]. » explique Marina Simon-Galle.
Ces tests ont également permis au musée de passer de casques immersifs couplés à du son ouvert, plus propice à une découverte de la station à plusieurs (liberté de mouvement, échanges). Les dispositifs, le prototype et les ateliers de tests ont été accompagnés par l’agence Tactile Studio.
Prendre en compte l' "avant" et "après" interaction au musée
Pour compléter votre liste d’hypothèses, vous pouvez créer un scénario-usager qui vous permettra d’identifier les moments clés de l’expérience, les phases charnières, là où « ça passe ou ça casse ». Quand vous réalisez ce scénario-usager, pensez à bien représenter l’ « avant » et « après » de votre expérience – ces moments peuvent également être déterminants. Par exemple, dans le cas de certains contenus c’est leur découvrabilité et non le contenu en lui-même qui constitue l’élément clé de l’expérience.
Exemple : Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg
Dans le cadre de la démarche participative que j’ai accompagnée au Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg, le recrutement des publics-participants faisait partie de cette phase « avant » qu’il était absolument essentiel de tester lors du prototype. Un simple email d’invitation allait-il suffire à convaincre un public peu habitué du musée à venir prendre part à l’événement que nous avions imaginé ? Nous avons donc testé deux scénarios : un scénario « email uniquement » et un scénario pour lequel les inscriptions passent par une personne relai (coordinatrice du Centre Socio-Culturel) en charge de relancer les familles par messagerie instantanée. Cette phase « avant » est déterminante dans la réussite de la médiation et doit donc être prototypée et testée.
Concevoir et animer des tests usagers
Recruter des publics pour les tests
Choisir les publics à convier aux tests-usagers
Le prototype est généralement testé directement avec les usagers finaux (le public cible de l’expérience) – c’est ce qui apparaît le plus logique.
Dans certains cas, on peut cependant inclure d’autres personnes dans le test usager :
- des relais
pour certains publics (des personnes en situation de handicap mental, des tout-petits, des scolaires au calendrier très contraint) on peut réaliser certains tests préalables avec des personnes habituées à les accompagner au quotidien. Cela permettra d’évacuer certaines hypothèses et de proposer ensuite aux usagers finaux des prototypes plus aboutis. Vigilance cependant, il arrive que les retours donnés par les aidants et les encadrants contrastent avec ceux des usagers finaux – il est donc primordial de toujours tester au moins une fois avec les personnes réellement concernées. - des « usagers extrêmes »
Les usagers extrêmes sont ceux qui, pour des raisons diverses, se situent à l’un ou l’autre bout du spectre des usagers. Vous avez peut-être rencontré cette notion si vous vous intéressez au design universel, ce concept étant souvent mis à contribution pour la conception d’outils adaptés aux personnes en situation de handicap et donc, à toutes les autres personnes aussi.

Au-delà des questions d’accessibilité handicap, un usager extrême peut aussi être une personne peu ou pas habituée des pratiques muséales ou de la thématique que vous développez dans votre médiation. Pour la petite histoire, la Wii aurait été inventée grâce à ce concept d’usagers extrêmes. Les équipes Nintendo® s’étant données le défi de concevoir une console pour celleux qui ne jouent pas aux jeux-vidéos.
En concevant et en testant pour et avec des usagers extrêmes – plutôt que pour les usagers prédominants – vous garantissez une plus grande inclusivité de votre dispositif, quel qu’il soit.
Étude de cas : segmentation des publics pour le Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg
Dans le projet de co-création de dispositifs de concertation au Musée Zoologique de Strasbourg évoqué plus haut, il a fallu faire un choix sur les segments de public à inclure dans les ateliers de co-conception et de test. Le public « famille » est central au musée et il est donc apparu évident d’inclure des membres de ce public au sein du travail. Néanmoins, « public famille » est une typologie plutôt floue et englobant des profils variés : certaines familles sont familières des pratiques muséales et visitent le musée régulièrement. D’autres, bien que visitant parfois des musées lorsqu’elles sont en vacances dans une autre ville ou pays, ne pratiquent pas le Musée Zoologique de Strasbourg régulièrement. Il a été décidé de consulter les familles a priori moins habituées du Musée Zoologique pour concevoir avec elles le dispositif de concertation des publics. L’idée étant que le format qu’elles imagineraient – et qui remplirait donc les conditions de leur bien-être et leur donnerait un sentiment d’appartenance et d’agentivité au sein du musée – fonctionnerait pour les autres familles, plus habituées des musées, de l’expression de leurs opinions dans des contextes publics, et de la participation en général.
Les techniques de recrutement
Le recrutement des usagers peut opérer de différentes manières, au-delà d’une communication via vos canaux habituels, en fonction du public cible, vous pouvez par exemple recruter :
– à travers un partenaire-relai : une école, un centre de loisirs, un centre socio-culturel, une association en lien avec votre public cible.
– directement dans les salles du musée ! Une technique éprouvée par plusieurs musées dont l’Exploratorium, l’Indianapolis Museum of Art, ou encore Universcience. En effet, à l’Exploratorium de San Francisco, un atelier de prototypage trône en plein milieu des espaces d’exposition. Les équipes peuvent, à tout moment, créer un prototype pour tester une hypothèse puis transporter ce prototype dans les salles du musée pour le tester. « Les équipes observent alors comment les visiteurs interagissent avec les prototypes et ces apprentissages renseignent la série d’itérations suivante » explique Chris Flink, alors directeur du musée, dans une interview auprès d’IDEO.
De son côté et depuis sa création fin des années 80, la Cité des Sciences (et plus largement Universcience), n’hésite pas à « alpaguer » les publics dans les salles d’exposition pour tester de nouveaux dispositifs et autres prototypes en tout genre leur permettant ainsi un accès direct à l’usager final.
Ce type de recrutement in situ fonctionne très bien pour des dispositifs destinés à un public mainstream ou déjà habitué de votre institution.
– en méthode « guerilla » : directement sur le terrain et au plus près du public concerné par votre dispositif et/ou que vous souhaitez particulièrement toucher. Par exemple, sur un stand pendant une manifestation publique (le marché du dimanche, les portes ouvertes du campus, la fête des voisins, la kermesse de l’école, etc.) avec ou sans l’aide d’un relai. En vous inspirant des installations modulaires si répandues dans le secteur de l’urbanisme culturel et de la concertation citoyenne, vous pouvez aussi vous installer dans une zone très fréquentée par votre public cible et proposer une session de test en échange d’une boisson chaude.
Exemple : les tests in situ d’Universcience
Les équipes du Palais de la Découverte (actuellement fermé pour travaux) œuvrent d’arrache-pied sur divers tableaux dont la « ligne éditoriale » et la « voix » du futur Palais de la Découverte. Après divers ateliers de travail en intelligence collective internes animés par des professionnel·les extérieur·es (dont Artizest), les équipes ont abouti à des hypothèses de charte éditoriale pour chaque typologie de cartels. Ainsi les cartels « éditos » seraient rédigés sous forme de dialogue, les cartels « ressource » sous forme de questionnement et les cartels « consignes » sous forme de défis (plutôt que mode d’emploi), à la manière des missions données dans les jeux vidéo. Ces hypothèses ont ensuite été testées pendant deux semaines avec l’accompagnement de l’association Mêtis.
Installés au sein de la Cité des Sciences, dans des espaces d’expositions vides, les tests permettaient d’évaluer la pertinence du ton et du style choisi pour chaque type de cartel. Pour ce faire, des zones au sein de cet espace d’exposition contenaient des cartels éditos / ressource / consigne traditionnels tandis que d’autres zones proposaient ces mêmes typologies de cartels rédigés selon la ligne éditoriale travaillée par les équipes (dialogue / question / défi). Les résultats sont probants : les testeur·euses répondent bien plus positivement aux consignes sous forme de défi, percevant immédiatement « ce qu’il faut faire et si ça m’intéresse », idem pour les ressources sous forme de questionnement bien plus appréciées que leurs équivalents traditionnels dans un style descriptif. Le résultat sur les éditos semble plus partagé : les publics « Explorateurs » ou « Professionnels/Hobbyiste » (selon les descriptions proposées par John Falk) préférent les versions traditionnelles tandis que les autres visiteurs penchent pour le dialogue. Même si ces derniers confessent ne pas tout saisir de certains de ces dialogues, ils affirment que le changement de style « les réveille ». La décision a donc été prise d’alterner entre dialogue et monologue pour ce type de cartels.
Préparer un déroulé détaillé
Outils d'observation
Tout test-usager nécessite un déroulé détaillé et une série d’outils d’observation. Le choix est large en fonction de ce qu’on souhaite observer, a minima, il faudra être muni·e d’une grille d’observation préparée à l’avance qu’on pourra compléter par une prise de photos, un enregistrement audio ou vidéo.
Le déroulé détaillé doit inclure toutes les étapes de l’expérience testée lors de la session ainsi que toutes les tâches à réaliser par votre usager (c’est ce qu’on appelle les « jobs to be done » dans le jargon Design UX). Pour chaque tâche, votre grille doit vous permettre d’évaluer le pourcentage de succès, de noter des commentaires et des verbatims des usagers-testeurs. Cela sous-entend donc qu’on a, au préalable, imaginé différents scénarios illustrant divers degrés de réussite sur lesquels l’ensemble de l’équipe s’est accordé.
Exemple de grille d’observation minimale pour le test d’une médiation « lambda » de manipulation/construction d’un objet accompagnée d’un cartel ou écran présentant les consignes et les éléments d’interprétation.

D’autres grilles peuvent aussi permettre d’analyser plus précisément les critères psychosociaux ou émotionnels des usagers : par exemple pour observer des interactions entre usagers, leur implication au sein de l’expérience (dans le cas d’une expérience interactive ou collaborative), ou encore leur degré perceptible de plaisir ou d’amusement dans la complétion de l’activité. Pour ce type d’observation, on listera davantage des critères de comportement physiques et émotionnels que des tâches à réaliser (ex : invite une personne connue/un inconnu à prendre part ; s’exprime avec confiance ; s’agace ; apparaît nerveux ; etc.)
Dans les annexes aux comptes-rendus que nous avons rédigés pour la mission au Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg, vous trouverez une partie des grilles d’observation que nous avons conçues et utilisées dans nos ateliers. De même, dans la vidéo évoquée plus haut représentant les tests réalisés par les équipes du Musée Dobrée, on observe distinctement Marina Simon-Galle annoter une grille très précise d’observation.
Distribution des rôles
Enfin, il est primordial de distribuer les rôles parmi les membres de l’équipe en charge de la passation des tests-usagers. A minima, je recommande :
- 1 personne qui anime l’expérience et guide les usagers (cette personne ne prend aucune note)
- 1 personne en observation et prise de note ; on passe à 2 si le test combine une observation des critères psychosociaux/émotionnels en plus de l’observation des tâches à réaliser ou si le test implique plusieurs usagers en même temps.
Il peut aussi être pertinent de dédier une personne à l’observation et la prise de note de l’expérience du point de vue des équipes ! Attention cependant à ne pas être trop nombreux (ou plus nombreux que les testeurs et testeuses) : vous risqueriez de les intimider et de fausser les résultats de l’expérimentation.
Tests usagers au musée : animation
Les bonnes pratiques
Avant toute chose, il est primordial de rappeler et d’appuyer auprès des usagers que ce ne sont pas leurs capacités que l’on teste, mais bien les idées du musée. Insistez sur le fait que plus ils seront transparents dans leurs retours et fidèles à eux-mêmes dans leur comportement et plus l’expérience sera bénéfique pour le musée. Plusieurs biais cognitifs peuvent en effet influencer les actions et les déclarations de vos usagers et notamment le biais d’acquiescement[1], le biais d’autorité[2] ou encore la peur de l’échec même sur une action perçue comme anodine par l’usager lui-même.
En général, on encourage une progression « en sablier ». On commence ainsi par des questions larges et sans enjeu (« comment êtes-vous venu jusqu’à nous ce matin ? », on resserre progressivement sur le sujet en question « comment décririez-vous la texture de cet objet », puis on ouvre à nouveau pour terminer « qu’est-ce que vous rêveriez de pouvoir toucher/voir au musée ? ».
Lors de la phase « resserrée », privilégiez les questions ouvertes pour influencer le moins possible vos usagers. Pour cela, il est recommandé d’utiliser les amorces de phrases telles que « Racontez-moi… », « montrez-moi comment… », etc.
Rappelez-vous la maxime d’Elizabeth Sanders : souvent en design d’expérience usager, il ne suffit pas d’écouter ce que les gens disent, il faut observer ce qu’ils font et analyser ce qu’ils créent. On constate parfois de grands contrastes – voire des contradictions totales – entre ce que les gens disent et ce qu’ils font réellement. Par exemple, lors de nos ateliers d’idéation pour le Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg, avec les étudiants comme avec les familles du CSC, nous avons pu observer une sorte de « dissonance cognitive » de la part des participants sur le thème de la cocréation. Dans un groupe comme dans l’autre, les personnes ont exprimé plus d’une fois ne pas se sentir légitimes à proposer des activités pour la programmation culturelle (« j’ai pas d’idées pour créer des activités comme ça »). Et pourtant, les étudiants comme les voisines se sont naturellement adonnés à des moments de cocréation en lançant des idées, rebondissant sur celles des autres : du speed-dating à la soirée pyjama en passant par des ateliers sophrologie parents-enfants ou des temps déguisés, les idées d’activités n’ont pas manqué !
Les différents plans d'évaluation d'un prototype
Il est recommandé d’évaluer votre prototype sur plusieurs plans : le plan fonctionnel bien sûr, le plan pédagogique mais aussi le plan émotionnel, ou du ressenti. Dans son mémoire « Le design thinking, levier d’innovation et de création de connaissances organisationnelles en contexte muséal », Raphaël Guyard détaille l’approche développée par PRISME (laboratoire d’innovation numérique du Musée des Beaux-Arts de Montréal) pour la conception et l’évaluation des dispositifs de médiation.
Afin de représenter et évaluer « les impacts multidimensionnels d’une expérience de médiation », leur modèle envisage ainsi 12 étapes d’expérience et sur trois niveaux :
- Le contexte d’utilisation
- Les interactions lors de l’utilisation du dispositif
- Les effets subjectifs potentiels de la médiation sur le visiteur au moment de vivre chacune des étapes de l’expérience (Guyard, 2021;113)
« Ces trois niveaux », poursuit Guyard, « ont paru essentiels pour décrire les effets d’une médiation de façon globale : les trois niveaux seraient également utilisés pour structurer les grilles d’observation et d’analyse lors de la phase de test auprès des visiteurs. »
Ce découpage en trois niveaux est, à mon sens, tout à fait pertinent et peut être adapté à la très grande majorité des expériences muséales. On pourrait ajouter qu’un bon prototype prend également en compte l’impact sur les professionnels au plan du fonctionnel (durabilité, mises à jour), et du ressenti (qualité des interactions avec les publics, intensité d’investissement, etc.).
Analyses et suites à donner
Une fois les tests-usagers réalisés, c’est le moment d’en tirer les leçons pour procéder aux itérations suivantes (de nouveaux prototypes) et/ou à la conception de l’expérience dans sa version finale. Une des questions les plus intéressantes à explorer à ce stade est : quels sont les usages que nous n’avions pas anticipés et sur lesquels nous pourrions capitaliser ? En effet, comme évoqué en introduction, un des grands avantages de ce type de démarche est de pouvoir faire émerger des opportunités invisibles au stade théorique : des questions, des attentes, des envies ou des réactions insoupçonnées chez nos publics.
Le prototype a toujours raison
« Vous aurez parfois la tentation de défendre vos prototypes, car vous y avez mis du temps et du cœur. Cependant, l’objectif d’un prototype est bien le suivant : laisser de la place à la critique et à l’amélioration ! » (Lallemand 2015;424)
Difficile de ne pas tomber amoureux de ses idées n’est-ce-pas ? Les tests-usagers vous réserveront bien des surprises et le but est de suivre leurs enseignements.
Exemple : le Musée Dobrée
Dans le cadre de sa démarche participative, le musée Dobrée a organisé des ateliers de concertation avec des collégiens et collégiennes de Nantes pour tester des éléments du futur parcours d’exposition et notamment certaines vitrines avec les supports graphiques associés. Cette concertation a soulevé quelques inattendus pour l’équipe, par exemple sur une question aussi simple que la typographie choisie pour les cartels. Questionnée par les équipes du musée, celle-ci a tout de suite parlé aux collégiens et collégiennes qui l’ont trouvé claire et accessible. Ils ont cependant souligné la longueur de certains textes et le souhait d’intégrer sur les panneaux de salle des illustrations invitant à la découverte.
Les tests ont également permis aux équipes de se rendre compte que l’immense majorité des enfants et adolescents ne lisent absolument pas les grands cartels en entrée de salle, ou encore que l’absence de numérotation de certains objets dans les vitrines était complètement déroutante pour les collégiens. Ces différents retous ont pu être intégrés dans la muséographie du nouveau musée.
En conclusion
Tester avec les visiteurs, ce n’est pas simplement valider une idée : c’est l’occasion de faire émerger des usages inattendus, de mieux comprendre les besoins réels, et surtout, de co-construire des dispositifs plus justes et pertinents. Comme on l’a vu à travers les exemples du Musée Dobrée, d’Universcience ou du Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg, ces démarches sont désormais de plus en plus fréquentes – et tant mieux !
Les bénéfices sont concrets : des outils mieux acceptés, un taux de satisfaction supérieur par rapport à des dispositifs conçus sans tests préalables, et une meilleure maîtrise des coûts sur le long terme. Rappelons-le : les principales raisons pour lesquelles les projets numériques dépassent leur budget tiennent aux ajustements demandés après coup, et aux tâches mal anticipées. Identifier ces points en amont, lors des phases de prototypage, permet de gagner en efficacité et en pérennité. De plus, partager plusieurs prototypes à différents stades du développement rend le processus plus transparent, et valorise le travail des équipes muséales tout en créant du lien avec les publics.
Ce dernier point est crucial pour la construction d’institutions plus accueillantes : prendre réellement en compte les avis et les idées des publics, c’est leur signifier qu’ils sont légitimes et que les musées se façonnent avec eux. « J’ai l’impression d’être importante » dit Oriane élève de 4ème pour exprimer son ressenti vis-à-vis des ateliers de concertation portés par le musée Dobrée, « comme si on avait un pouvoir qu’on n’avait jamais eu ». Une remarque qui concourt avec d’autres témoignages de participants que nous avons pu récolter dans la démarche participative au Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg.
Mais attention : tester ne garantit pas automatiquement l’inclusivité. En tant que concepteurs et décideurs, nous portons avec nous des biais, souvent inconscients, qui peuvent conduire à des exclusions. Comment les repérer, les questionner, les désamorcer ? Ce sera le sujet d’un prochain article, consacré à un outil de design libératoire.
En attendant, si vous avez mené ce type de démarches dans votre musée, n’hésitez pas à partager vos retours ou documentations. Plus nous rendrons ces pratiques visibles, plus elles gagneront en légitimité et en impact !
Références et ressources
Livres, mémoires et essais
Guyard, R. « Le design thinking, levier d’innovation et de création de connaissances organisationnelles en contexte muséal ». Université de Laval, 2021.
Lallemand, C. Méthodes de Design UX, Eyrolles, 2018.
Articles et outils
“A seat at the table: Giving visitors a voice in exhibition development through user testing.” Hellmuth, Emily, Silvia Filippini Fantoni, Tiffany Leason and Jen Mayhill. MW2016: Museums and the Web 2016.
“Cardboard prototyping” dans This is Service Design Doing (2018) Stickdorn, M., Hormess, M.E., Lawrence, A., Schneider J. O’Reilly Media
“Penser ensemble le nouveau musée Dobrée : ateliers de travail avec les publics” (2021) Département de Loire-Atlantique
Comptes-rendus des différents ateliers menés dans le cadre de la démarche participative au Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg : https://participer.strasbourg.eu/detail-participation/-/entity/id/406076015
“Patient no more”, (2014-2015) blog retraçant la démarche de création d’une exposition accessible et interactive sur les droits des personnes en situation de handicap dans la région de la baie de San Francisco
“How to make paper prototype”, (2017) Ben Coleman, sur le site Sitepoin
“La 27ème région en 100 ressources”, (2018) Stéphane Vincent – La 27ème région.
Good Design Playbook, (2020), rédigé par Kenza Drancourt, APF FRance Handicap et Groupe SEB.
Audio et vidéo
“Le Design Inclusif ou l’art de rendre les musées accessibles à tous”. Le Point Culture – France Culture. Émission du 25 novembre 2024.
Carboard Hospital, (2013) Juha Kronqvist, Aalto Media Lab.
Un grand merci à Evanthia Ioannidou, Cindy Lebat, et Marina Simon-Galle pour leurs partages d’expérience et leur relecture attentive. Si vous avez également mené une démarche de prototypage et tests avec vos publics et que vous souhaitez la partager, n’hésitez pas à la présenter en commentaires.