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Design Thinking au Musée : la recherche centrée-visiteur

Atelier de réflexion en musée animé par Artizest – Photo ©Artizest

 

Après un premier article introductif sur le Design Thinking au musée, je vous propose ici d’entrer dans le vif du sujet et de la méthode. Ce deuxième billet est dédié à la phase d’exploration : phase première et décisive, bien que trop souvent bâclée voire totalement ignorée. En effet, beaucoup de personnes confondent Design Thinking et « brainstorm » ou « idéation », réduisant ce processus à une seule de ses nombreuses composantes. D’ailleurs, et pour cette raison, cette série de billets ne traitera pas de la phase « idéation » sur laquelle se concentrent déjà amplement d’autres sources.

Pourquoi la phase d’exploration est essentielle

Comme je l’évoquais dans le précédent article, nous avons tendance, en tant que professionnels de la Culture, à imaginer des programmes et des expositions sur la base de notre expertise plutôt que sur les besoins ou les aspirations des publics. Quand bien même nous connaîtrions notre public cible sur le bout des doigts, il faut considérer que nous sommes toutes et tous empreints d’apriori sur les autres. Ces apriori sont plus ou moins conscients et orientent nécessairement notre travail de concepteur.

Dans la démarche Design Thinking, la phase d’inspiration est donc essentielle. Elle permet notamment d’appréhender le contexte dans lequel évoluent les personnes, ce qui peut constituer pour elles un frein ou à l’inverse, un tremplin dans leur accès à l’expérience que vous concevez. Des détails parfois imperceptibles de l’expérience vécue demeurent irrésolus car ils n’ont tout simplement pas été identifiés.

Définir un objectif pour un public cible sans avoir, au préalable, engagé un travail d’exploration de ses besoins et aspirations est une démarche stérile. Influencés par nos propres aprioris et biais, nous posons alors les mauvaises questions, nous ne nous attaquons pas au bon problème, nous n’activons pas les leviers les plus pertinents. Une phase d’inspiration bâclée, et c’est tout le processus de design – et notamment les fameux brainstorms de la phase d’idéation ! – qui se révèle vain, hors-sujet. Difficile de trouver une idée adaptée si je n’ai qu’une connaissance partielle ou déformée des aspirations de mon public, des obstacles qu’il rencontre, ou encore de ses aptitudes.

Ce fut notamment le constat de Peggy Cabot (service médiation) et Cécile Donavy (service bibliothèque) du Muséum de Toulouse après leur expérience de cocréation du kit Les Petits Explorateurs Tactiles au Muséum. Pour rappel, il s’agit d’un kit conçu pour et avec des enfants en situation de déficience visuelle, dans une démarche de Design Thinking. Dans une interview qu’elles m’ont accordée, elles évoquent que le processus leur a permis de lever beaucoup de freins individuels, liés à des apriori, malgré leur connaissance et longue expérience avec ce public : « Lorsque je préparais une médiation, je posais indirectement des freins ‘ça va être compliqué pour eux’. Alors que les phases d’inspiration et de prototypage nous ont prouvé le contraire » confie Cécile Donavy. 

« Lorsque je préparais une médiation, je posais indirectement des freins ‘ça va être compliqué pour eux’. Alors que les phases d’inspiration et de prototypage nous ont prouvé le contraire. »
Vidéo : Les Petits Explorateurs Tactiles par les Doigts qui Rêvent

L’empathie dans le Design Thinking au musée

La phase d’inspiration dans le processus de Design Thinking repose sur l’adoption d’une posture empathique. L’objectif étant de se mettre à la place de l’usager afin de concevoir un service/produit/espace le plus adapté à son besoin et à ses pratiques. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas surprendre son visiteur et l’exposer à de nouveaux horizons ; mais pour qu’il ou elle franchisse le seuil du musée, il faut au moins que la « porte d’entrée » qu’on lui propose corresponde à un usage lui étant familier, ou réponde à un de ses besoins.

En effet, seule une exploration diligente révèlera par exemple que, pour prendre le bus amenant au musée, l’adolescente qui constitue mon public cible doit traverser un lieu lui procurant un fort sentiment d’insécurité. Même une exposition exceptionnelle et une programmation « de ouf » ne pèseront pas suffisamment dans la balance récompense/risque à prendre pour que cette adolescente fasse le déplacement.

De même, une phase d’exploration bien menée pourra montrer que ce qui séduit cette même adolescente dans le numérique, ce n’est peut-être pas l’interface numérique en elle-même mais plutôt l’opportunité de s’immerger dans une activité prenante dont l’issue est l’affirmation et la consciencieuse curation de son identité.

 

Les outils de la phase d’exploration

Les meilleurs outils à notre disposition pour la phase d’empathie nous viennent principalement du champ de l’anthropologie et de la sociologie. Je pense notamment aux pratiques d’entretiens, cartes d’empathie et observations ou « shadowing ».

Entretiens et cartes d’empathie

Prenons l’exemple du Queensland Museum, évoqué dans le premier article de cette série. En 2013, pour la conception de l’exposition permanente Lost Creatures : Stories from Ancient Queensland, un projet destiné à occuper 400m2 de galeries, le Queensland Museum s’engage dans une démarche de conception inspirée du Design Thinking. Pour la phase d’inspiration, les équipes du musée utilisent alors des cartes d’empathie comme support d’entretien pour sonder le ressenti et les attentes des visiteurs déjà présents dans le musée vis à vis du sujet de l’exposition. Dans cet article, Yen Trinh – alors designer au Queensland Museum — explique que les équipes du musée ont également demandé aux publics de choisir parmi une sélection de mots pour décrire leur expérience visiteur idéale. Les réponses les plus fréquentes ont permis à l’équipe de faire émerger des objectifs concernant la scénographie et la médiation. Par exemple, cette enquête a révélé que les visiteurs souhaitaient éprouver :

• Un sentiment de fascination
• Un sentiment de beauté
• Un sentiment d’unité et convivialité (togetherness)

Dans cette phase d’exploration, il est également recommandé de s’inspirer d’autres initiatives, notamment de secteurs d’activités différents. Un exercice auquel s’est également prêtée l’équipe du Queensland Museum en étudiant des expériences proposées dans certains espaces commerciaux et festivals.

 

Observation

Selon Elizabeth B.-N Sanders (considérée comme une des pionnières du design centré-utilisateur et du co-design) une évaluation/exploration complète de l’expérience usager consiste à : écouter ce que les gens disent (via des entretiens par exemple), observer ce qu’ils font, et analyser ce qu’ils créent.

L’observation est essentielle car elle permet notamment de confirmer, infirmer ou affiner les données recueillies en entretiens. En effet, nos publics (et les personnes en général) ne font pas toujours ce qu’elles affirment ; il existe parfois un décalage conscient ou non entre le déclaratif et le factuel. L’observation permet non seulement d’apprécier la relation du visiteur avec les dispositifs du musée, mais également ses interactions, avec le personnel et/ou avec les autres visiteurs – une donnée parfois décisive si on envisage notamment la création de médiations collaboratives. Enfin, l’observation permet de vérifier des hypothèses qu’on accepte parfois pour acquises : le temps moyen passé devant un cartel, l’appétence des jeunes générations pour les dispositifs numériques, la propension à toucher et manipuler certains dispositifs de médiation.

En fonction des objectifs et du public, on pourra opter pour la technique du shadowing qui comme son nom l’indique consiste à suivre la personne observée comme son ombre ou choisir une approche moins invasive en étudiant de loin le public cible (technique Fly on the wall). 

Carte thermique d'une salle de musée
Ci-dessus une carte thermique réalisée lors d’une phase d’observation dans un musée de l’Université de Cambridge. Carte réalisée par Sarah-Jane Harknett.

De nombreux autres outils, dont les activités dites « génératives » répondant au « analyser ce qu’ils créent » de Sanders peuvent être sollicités en fonction des objectifs et des hypothèses à produire.

 

Écueils fréquents d’une démarche centrée-visiteur au musée

Le problème avec nos segmentations de public

La segmentation des publics est inéluctable – une médiation ou exposition sans public cible est un message sans destinataire : il se perd en chemin ou dans le meilleur des cas se dilue dans la masse. En revanche, il est indéniable que nos habitudes de segmentation des publics, souvent basées sur des critères sociodémographiques, mériteraient d’être nuancées voire totalement remises en question. En effet, même si certaines données (niveau d’éducation, profil socioéconomique, code postal) peuvent être utiles, la segmentation par tranche d’âge habituelle regroupe des profils totalement hétérogènes dont les objectifs de visite et aspirations diffèrent voire s’opposent. En voici un exemple qui vous parlera certainement :

Une image de Ozzy Osbourne et le Prince Charles indiquant leurs nombreux points communs : homme, né en 1948, riche, ayant grandi au Royaume-Uni, etc.
Ce classique de l’UX auquel m’a initiée ma consoeur Carole Laimay prouve la limite d’un parcours visiteur basé sur des données démographiques plutôt que des objectifs de visite. Le Roi Charles et Ozzy Osbourne ont aussi en commun d’être blancs et d’aimer les chiens. Photo via Turtl.co

Il y a 10 ans déjà, le SFMOMA remettait en question ces segmentations à l’occasion d’un partenariat avec le Design Thinking Bootcamp de la prestigieuse Stanford D.School. Les étudiants de ce programme avaient pour mission de répondre au défi suivant « Comment pourrions-nous favoriser l’engagement des visiteurs alors que le musée est fermé ? » ; ce partenariat coïncidant avec les trois années de fermeture pour travaux dont le SFMOMA faisait alors l’objet.

Au moment de définir des personas autour desquels concentrer leur phase d’exploration, les étudiants ont choisi de contourner la segmentation démographique habituelle (jeune public, familles, ados, seniors, etc) pour créer des catégories de publics partageant un besoin ou une aspiration commune plutôt qu’une tranche d’âge. Voici certains des segments auxquels ils ont abouti :

• Jeunes professionnels branchés et créatifs à la recherche d’inspiration pour leur propre travail
• Parents à la recherche d’expériences significatives et partagées autour de l’art avec leurs enfants
• Adultes ressentant un lien spirituel avec des œuvres d’art spécifiques et considérant l’espace du musée comme un « sanctuaire »
• Visiteurs de l’extérieur de la ville qui veulent voir de l’art à un moment et sur une durée correspondant à leur itinéraire

Même si des indicateurs d’âge apparaissent (adulte, jeunes professionnels, parents), ils ne sont plus le focus principal de la segmentation.

Dans un atelier récent impliquant muséographes du Palais de la Découverte et ayant pour objectif de travailler sur les futurs textes de l’exposition permanente, nous avons fait le choix avec l’équipe de nous appuyer sur des personas entièrement définis par leurs objectifs de visite et leurs pratiques culturelles existantes, sans mention d’âge ou de genre. Nous avons constaté que c’était une base de travail à la fois bien plus réaliste et plus riche en possibilités que la segmentation traditionnelle.

 

Une démarche exploratoire ne vous exempt pas d’une analyse

Les détracteurs des démarches centrées-visiteurs et participatives au musée aiment citer Ford pour souligner l’apparente inutilité de consulter les publics : « Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils m’auraient répondu des chevaux plus rapides » aurait-il dit. Ce type de réponse dénote, à mon sens, une méconnaissance des démarches centrées-visiteurs. En effet, une démarche de consultation, concertation et observation de vos publics ne vous exempt pas d’une analyse. C’est une erreur de penser que données = solutions. Tout le talent d’un bon designer d’expériences muséales réside dans sa capacité à solliciter sa propre expertise pour analyser les données récoltées et les traduire en opportunités de design. Ce travail n’est pas sans risque : nos biais et a priori pourraient encore teinter notre analyse et notre interprétation des données récoltées auprès des publics. Le dernier billet de cette série sera d’ailleurs consacré aux limites que présente le Design Thinking dans la construction de musées plus équitables et inclusifs et aux évolutions récemment développées pour y remédier.

* * * *

En conclusion, retenez que la phase d’exploration dans le processus de Design Thinking au musée est essentielle car elle constitue les fondations de toute la partie « idéation ». Souvent bâclé, voire totalement « zappé » ce travail préalable nécessitant un certain changement de posture (empathie) et l’acquisition de nouvelles compétences (consultation et observation) permet une  meilleure connaissance des publics et du contexte dans lequel ils évoluent. De cette recherche résulte une base solide pour une créativité plus foisonnante et des propositions de médiation et d’exposition bien plus pertinentes !

// Ça peut vous intéresser :

Depuis 2019, le Musée de Beaux-Arts de Montréal a ouvert PRISME : un laboratoire d’innovation en médiation numérique  mobilisant principalement la méthodologie Design Thinking pour étudier, imaginer et tester de nouveaux dispositifs. PRISME accueille des professionnels de musées de toute la région pour des sessions de recherche, conception, tests ou encore formation.

// Et la prochaine fois on parle de quoi ?

Dans le prochain billet, pénultième de cette série, nous nous pencherons sur la phase de prototypage et tests usagers : bonnes pratiques, écueils à éviter, et exemples de musées s’étant adonnés à l’exercice.

Vous êtes un musée (ou une institution culturelle) utilisant des outils et méthodologies issus du Design Thinking ou Design centré-usager – même si vous ne l’appelez pas par ce nom ? Ça m’intéresse !

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Artizest accompagne les musées et les institutions culturelles sur l’appropriation et la mise-en-oeuvre des méthodologies centrées-visiteurs, ainsi que sur les démarches collaboratives et participatives.

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