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Les 5 recommandations de l’Alliance Américaine des Musées pour plus de Diversité et d’Inclusion

Dans ce troisième article de la série consacrée à la DEAI (Diversité, Equité, Accessibilité et Inclusion), je vous présente les résultats du groupe de travail convoqué par l’Alliance Américaine des Musées en 2018.

Pour lire les deux premiers articles de cette série c’est ici et .

Depuis environ 5 ans, un travail de fond est à l’œuvre dans les institutions culturelles États-Uniennes sur la question de la diversité, l’équité, l’accessibilité et l’inclusion. En France, la thématique est présente en théorie mais encore peu pratiquée malgré quelques efforts ça et là. On se souvient du rapport sur les « Musées du XXIe siècle » en 2017 qui préconisait que ces derniers s’affirment « comme des maisons communes, accessibles et ouvertes à tous ». Le rapport en question aura donné naissance à des remises de prix annuelles et l’application de deux labels « Diversité » et « Égalité ».

Est-ce suffisant pour changer en profondeur un secteur fondé sur l’élitisme et l’exclusivité ? Cette année, la journée internationale des musées de l’ICOM était dédiée à la diversité et l’inclusion — un pas en avant — mais la réponse des institutions françaises à cet événement (en ligne) s’est révélée très timide, voire complètement inadaptée.

Dans cet article, j’ai choisi de vous présenter les recommandations du groupe de travail « Diversité, Équité, Accessibilité et Inclusion » convié par l’Alliance Américaine des Musées (AAM) en 2018. Ces recommandations, qui constituent un excellent point de départ pour toutes les institutions désireuses de passer à l’action sur ces questions, sont agrémentées d’exemples et bonnes pratiques dont j’ai eu connaissance depuis la publication de ce rapport. Je précise que j ‘ai moi-même traduit les extraits du rapport que je vous partage ici, et qu’ils sont donc potentiellement teintés de ma propre interprétation.

Contexte

En 2018, à la suite de l’annonce de son nouveau plan stratégique, l’AAM convoque 20 professionnel•les de musées provenant d’institutions variées, et représentant un large spectre de disciplines et de perspectives. Avec ces 20 personnes, elle forme le groupe de travail sur la Diversité, Équité, Accessibilité et Inclusion (DEAI).

Le groupe de travail se rassemble mensuellement pendant 6 mois dans le but d’identifier ce qui constitue des pratiques inclusives efficaces au sein des musées, et de réfléchir à une démarche à suivre pour l’ensemble du secteur, afin de promouvoir la DEAI.

Dans ce rapport intitulé « Facing Change », le groupe de travail présente et détaille 5 recommandations ou « éclairages » pour plus de DEAI :

• Tous les professionnels de musées doivent entreprendre un travail personnel visant à reconnaître leurs propres biais inconscients.

• Les débats au sujet de définitions ne doivent pas entraver l’avancée du travail

• L’inclusion est essentielle à l’efficacité et à la durabilité des musées

• Un changement systémique est vital pour assurer un progrès réel et durable

• La présence d’un leadership inclusif et autonomisant (« empowered ») à tous les niveaux d’une organisation est essentiel.


Les biais inconscients

Sommes-nous tous et toutes discriminant•es ?

Nous sommes tou•te•s porteurs de biais inconscients, aussi appelés biais implicites qui sont des « stéréotypes inhérents ou appris » que nous formons de manière automatique à l’encontre d’autres individus. Ces biais sont souvent en conflit avec nos valeurs conscientes*.

Dans son Ted Talk, la psychologue Mahzarin R.Banaji partage un exemple révélateur : celui de l’Orchestre Symphonique Américain. À la fin des années 70, la prestigieuse institution estime que ses décisions en termes de recrutement des musiciens sont potentiellement biaisées. Elle décide alors de s’adonner à une expérience : des auditions à l’aveugle. À l’époque, l’orchestre était très majoritairement composé d’hommes  et on affirmait alors que les femmes musiciennes suffisamment qualifiées étaient introuvables (à part pour jouer de la harpe, bien sûr). L’année où l’Orchestre Symphonique Américain juge les auditions à l’aveugle — le rideau de scène est baissé, séparant visuellement les candidat•es du jury — le nombre de femmes sélectionnées est multiplié par deux. Aujourd’hui, les auditions se font toujours à l’aveugle. Sans ce rideau, l’Orchestre Symphonique n’aurait jamais recruté autant de musiciennes.

Mahzarni R. Banaji est l’auteure d’une série de tests intitulés « The Implicit Attitude Test » traduit dans de nombreuses langues — dont le français — et accessibles gratuitement sur le site de l’Université d’Harvard. Les résultats sont frustrants mais sans appel : nous sommes tou•te•s, malgré nos bonnes intentions, au moins un peu racistes, grossophobes, âgistes, etc.

Dans son rapport, le groupe de travail de l’AAM insiste sur la nécessité de non seulement reconnaître nos propres biais individuels mais également de les examiner régulièrement, même lorsqu’on est un•e professionnel•le de la DEAI.

Pourquoi les musées devraient-ils s’occuper de leurs biais inconscients ?

Le groupe de travail de l’AAM est catégorique : les biais inconscients que nous portons en nous ont un impact considérable sur le fonctionnement de nos institutions. Ils influencent nos décisions (qui sont les personnes crédibles à un poste de direction ?) ainsi que nos comportements (comment s’adresse-t-on au public ?). Ils déterminent « la façon dont nous fixons les salaires, rédigeons les descriptions de poste, promouvons les employé•es et concevons les espaces intérieurs et extérieurs. » Pour que nos biais inconscients ne deviennent pas une fatalité, il est donc nécessaire de les reconnaître et de se remettre souvent en question. Comme le note le groupe de travail, « même si nos premières impulsions sont préjudiciables, les pensées et les actions qui en découlent peuvent ne pas l’être. »

Enfin, le rapport évoque aussi l’importance de l’« Intercultural competence », un concept traduit en français par « médiation ou communication interculturelle ». Il s’agit de l’ensemble des compétences cognitives et affectives permettant d’échanger de manière adaptée et efficace avec des membres d’une autre culture.

Voici donc les recommandations du groupe de travail de l’AAM sur ce premier point :

• Suivre une formation sur les biais inconscients
• Passer les tests de biais implicites
• Evaluer les compétences interculturelles des agents
• Suivre une formation en compétence culturelle
• Faire un travail sur la conscience de soi (par exemple via des questionnaires de personnalité et de style de leadership).


S’accorder sur les définitions

On ne répètera jamais assez l’importance d’adopter un vocabulaire commun avant d’entamer un quelconque travail, surtout si celui-ci traite de sujets pouvant être délicats ou douloureux, comme c’est le cas lorsqu’on parle de diversité et d’inclusion. Le groupe de travail de l’AAM a ainsi jugé nécessaire de commencer par se mettre d’accord sur les définitions des 4 mots composant l’acronyme DEAI. Ils proposent aux lect•eur•rice•s de s’approprier ces définitions et de les partager avec leurs équipes ou de créer leurs propres définitions en collaboration avec leurs collègues.

Diversité : « c’est toutes les manières dont les personnes sont différentes et similaires, sur le plan individuel et collectif. Même quand les personnes paraissent semblables, elles sont différentes. La diversité organisationnelle nécessite d’examiner et de questionner la composition d’un groupe pour s’assurer que des perspectives multiples sont représentées. »

À cette définition, le groupe de travail d’AAM ajoute un conseil éclairant : remettre en question, aussi souvent que possible, la légitimité du groupe qu’on forme avec ses collègues. Sommes-nous suffisamment représentatifs et représentatives de la diversité des publics pour pouvoir prendre des décisions équitables en matière de programmation, recrutement, gouvernance, budget, etc ?

Équité : c’est « le traitement juste et impartial de tous les membres d’une communauté. L’équité nécessite un engagement au niveau des priorités stratégiques, des ressources, du respect et de la civilité, ainsi qu’une action et une évaluation continues du progrès vers des objectifs spécifiés. »

Le groupe de travail insiste sur le fait que l’équité « n’est pas l’état naturel des choses » et que de ce fait « il est nécessaire d’y dédier intentionnellement du temps, des ressources et de la considération. »   

Accessibilité : c’est « donner un accès équitable à tout le monde, quelle que soit leur position sur le continuum de la capacité et de l’expérience humaine. L’accessibilité inclut la notion de conformité au sens large et se réfère à la façon dont les organisations font une place pour les caractéristiques que chaque personne apporte avec elle. »

Pour le groupe de travail, satisfaire les mesures obligatoires d’accessibilité n’est pas suffisant. Il recommande et défend les principes de design inclusif.

Inclusion : c’est un « effort intentionnel et continu pour assurer que des individus divers participent pleinement à tous les aspects du travail organisationnel, et notamment aux processus de prise de décision. L’inclusion fait aussi référence aux actions et comportements permettant à des participant•es divers•es et varié•es d’être considéré•es comme des membres respecté•es d’une organisation et/ou d’une communauté. Bien qu’un groupe réellement « inclusif » soit nécessairement divers, un groupe « divers » peut être « inclusif » ou pas. »

Sur la question de l’inclusion, le groupe de travail alerte les lecteurs au sujet de la fausse inclusion : les participations purement symboliques de certains groupes habituellement marginalisés, dans le seul but de respecter des quotas et cocher la case « démarche inclusive ». Ces pratiques assez fréquentes qu’on appelle le tokénisme nuisent sensiblement à l’inclusion pérenne et respectueuse des personnes.


L’inclusion : la solution pour des musées durables

Comme évoqué dans un précédent article de cette série, le choix de l’inclusion est non seulement un choix moral  — « the right thing to do » — mais il peut aussi être stratégique. En bref, être une institution plus inclusive est certainement le meilleur moyen d’assurer la survie et la pérennité de cette dernière.

Les personnes visitant et travaillant dans les musées ne sont globalement pas représentatives de la diversité de la population, qui dans le cas des Etats-Unis et comme le remarque le groupe de travail de l’AAM, présente « un spectre de plus en plus large de capacités, âges, genres, orientations sexuelles, ethnicités. » Comme l’avait fait Johnnetta Betsch Cole dans son discours en 2015, le groupe de travail soutient que si les musées « souhaitent continuer à recevoir la confiance et le soutien économique du public, ils vont devoir refléter la diversité des communautés qu’ils servent. »


La nécessité d’un changement systémique et la prétendue neutralité des musées

Pour devenir réellement inclusives, accessibles et équitables, les institutions culturelles doivent engager un changement profond et systémique. C’est en tout cas l’avis du groupe de travail de l’AAM qui met l’accent sur ce que peuvent faire les musées pour aller dans ce sens, mais aussi sur ce qu’ils peuvent éviter de faire. Les actions de communication superficielles ou performatives et les déclarations de « neutralité » devant des situations discriminantes font notamment partie de cette seconde catégorie. Voyons quelques exemples récents pour illustrer cette idée.

Après le meurtre de George Floyd aux Etats-Unis, le directeur du Musée d’Art de Toledo avait transmis à ses équipes un message dans lequel il dénonçait les émeutes et les pillages puis ajoutait que le musée « n’avait pas de position politique ». Les retours cinglants n’ont pas tardé à se manifester et de nombreux commentateurs ont évoqué le fait que se poser comme « neutre » revenait à défendre le statut quo, autrement dit, défendre une société basée sur « le racisme institutionnel »

La Tanya S. Autry et Mike Murawski.
Source: museumsarenotneutral.com

Pendant cette période, La Tanya S. Autry et Mike Murawski, co-fondateurs du hashtag et mouvement Museums Are Not Neutral se sont agacés de voir des institutions utiliser leur mot de ralliement sans mettre en œuvre de réels changements dans leur organisation. Mike Murawski dénonce alors des « déclarations vagues et souvent creuses de ‘solidarité’ » et « des actes superficiels et performatifs » rarement suivis d’actions concrètes qui pourraient démanteler les systèmes oppressifs et discriminants en place dans les institutions culturelles.

En France, la (non) réaction des musées au sujet du mouvement Black Lives Matter également présent dans l’Hexagone ont été décrites et analysées avec justesse dans cet article de Sébastien Magro pour Slate.

Alors comment passer à l’action et entamer ce changement profond et systémique au sein d’un établissement ? Selon le groupe de travail de l’AAM, il faut que les questions de DEAI soient incluses dans la stratégie de l’établissement, tissées dans l’opérationnel afin de s’assurer que « le progrès n’est pas seulement cosmétique ou temporaire mais intégré dans les systèmes de fonctionnement [des musées]. »

Le groupe propose ainsi des questions visant à planifier et mettre en œuvre ce changement :

– Le musée a-t-il un programme de diversité à l’échelle de l’institution ?

Par exemple, souvenez-vous de l’exemple du Abbe Museum dans le Maine (Etats-Unis) qui avait entrepris d’évaluer et améliorer son niveau de diversité et d’inclusion dans tous les aspects de son fonctionnement. Ainsi, l’équipe du musée a écrit et adopté un nouveau lexique faisant disparaître certains mots de son vocabulaire institutionnel (dont « community » et « fundraising ») ; elle a également requalifié ce qui constituait un don et ainsi redéfini le concept de philanthrope au sein de l’établissement ; enfin, elle a renouvelé le Conseil d’Administration afin que celui-ci reflète la population locale en confiant au moins 50% des sièges à des personnes issues des peuples premiers.

– Comment les collections, les expositions et la recherche reflètent-elles les communautés marginalisées ?

Un exemple d’institution s’étant récemment posé cette question serait le Pitt Rivers Museum, musée d’archéologie et ethnographie de l’Université d’Oxford. En effet, dans un processus critique de décolonisation, l’institution a pris la décision de modifier certains éléments de son exposition permanente, en retirant notamment des artefacts aux provenances problématiques et en ré-écrivant des cartels dont les discours étaient discriminants. Les équipes du musée documentent de manière transparente ces changements sur leur site, dès la page d’accueil.

– Qui sont les partenaires du musée ?

Les partenariats qu’une institution entretient sont autant de messages d’appartenance ou d’aliénation envoyés aux publics. Idéalement, ils sont choisis (ou déclinés) avec soin et intention. Par exemple, à la suite du meurtre de George Floyd à Minneapolis, le Walker Art Center Museum a rompu tous ses contrats avec la police locale, jusqu’alors en charge de la sécurité de la grande majorité des événements du musée.

– Le musée s’associe-t-il à des vendeurs qui sont membres de groupes sous-représentés ?

Les boutiques, cafés et autres services proposés dans les musées sont des opportunités d’appliquer une stratégie réellement globale d’inclusion et diversité. Les objets vendus dans la boutique mettent-ils en avant des artisans, artistes, auteurs locaux ?

– Comment le musée s’adresse-t-il à ceux qui ne sont pas favorables à davantage d’équité ?

Pour qu’il soit complet, le travail du musée doit également se prolonger dans ses sphères d’influences, ce que les Anglo-Saxons appellent l’« advocacy ».

Le groupe de travail insiste également sur les chemins d’accès à l’emploi dans le secteur muséal. Aux Etats-Unis, comme en France, une carrière muséale commence généralement par des stages sous ou non-payés à la capitale ou dans des grandes villes où le coût de la vie est généralement élevé. Bref, à moins d’avoir une famille pouvant assurer son loyer et son logement, on ne se lance pas dans ce genre de parcours. De ce fait, l’immense majorité des personnes accédant au secteur forment une masse homogène d’individus ayant reçu la même éducation et appartenant à une même classe sociale, relativement privilégiée. Difficile donc d’assurer davantage de diversité dans les musées si on ne modifie pas les conditions d’accès aux carrières. Récemment, le Met a annoncé que, grâce à un don de 5 millions de dollars (!), il paierait tous ses stagiaires à l’avenir. Devant les nombreuses louanges exprimées suite à cette annonce et qualifiant l’institution d’humaniste et progressiste, on ignore s’il faut se réjouir ou s’indigner.


Leadership et responsabilisation à tous les niveaux

Dans cette dernière partie, le groupe de travail avance un argument simple : puisque l’inclusion devrait être l’affaire de tous, le meilleur moyen d’y parvenir est de donner plus d’autonomie et de pouvoir de décision (« empower ») aux agents, quelle que soit leur place dans la hiérarchie.

Pour permettre à tous les employé•es d’un musée de développer des compétences de leadership « authentique et inclusif », le groupe de travail préconise par exemple de « souligner les succès et récompenser les membres de votre équipe pour les efforts notables en matière d’inclusion, » mais aussi de former avec plus d’attention les bénévoles et jeunes professionnel•les ainsi que de créer des coalitions entre le personnel et les communautés locales afin d’identifier et surmonter les potentiels obstacles à l’inclusion.

De manière intéressante, le groupe de travail conclut en citant tout ce qui constitue et tout ce qui ne constitue pas un leadership inclusif :

Le Leadership Inclusif

C’est :

• écouter avec respect les opinions questionnant la norme.  
• faire confiance à la sagesse du personnel moins âgé, moins gradé, moins bien payé ou en contrat temporaire.  
• adopter le design inclusif (et pas seulement les directives du RGAA) comme référence.  
• faire de l’inclusion l’affaire de toutes les personnes impliquées dans les opérations du musée, du conseil d’administration au directeur/à la directrice en passant par le personnel.

Ce n’est pas :

• créer un poste et attendre qu’une seule personne fasse tout le travail.  
• laisser les professionnel•les déjà à l’œuvre dans ce domaine continuer de travailler de manière isolée.  
• s’attendre à ce que les membres de groupes marginalisés et historiquement sous-représentés assument la tâche émotionnelle d’enseigner à leurs collègues comment être inclusifs.  
• déléguer la responsabilité des actions d’inclusion aux employé•es plus jeunes, saisonnier•es ou contractuel•les.

Les membres du groupe de travail de l’AAM voient leur rapport comme un point de départ et non une checklist permettant de valider un label « Musée Inclusif ». Ils insistent sur le fait que les éclairages apportés dans leur document devraient être un tremplin pour lancer les processus de long-terme que nécessitent (et méritent) les questions de DEAI.

Même si les contextes États-Uniens et Français diffèrent, nos institutions peuvent s’inspirer et apprendre de ces travaux et, qui sait, peut être provoquer leurs propres opportunités de débat et d’échanges de bonnes pratiques sur ces questions, afin d’aboutir à des recommandations Made in France.

* source : https://learn.g2.com/unconscious-bias

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