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Un musée inclusif, ça se planifie

Dans ce quatrième et dernier billet de la série sur la DEAI, je vous propose d’analyser trois exemples d’institutions anglo-saxonnes ayant rédigé et publié publiquement leurs stratégies pour un musée inclusif .

Toutes les institutions notables sur le plan de la diversité, de l’équité, de l’accessibilité et de l’inclusion ont un point commun : elles ont intégré ces thématiques à leur plan stratégique et ont posé des objectifs à atteindre dans ces domaines. Pour que la vision d’une institution plus inclusive ait une chance de se réaliser, il semble utile de commencer par l’inscrire noir sur blanc et par la détailler dans un Projet Scientifique et Culturel, et/ou dans un plan stratégique.

Dans ce billet, je vous propose trois exemples d’institutions anglo-saxonnes ayant rédigé et publié publiquement leurs stratégies pour un musée inclusif. J’évoquerai également le dernier Projet Scientifique et Culturel du Musée du Louvre-Lens, une des rares institutions françaises en marche vers l’inclusion, et qui évoque elle-même l’importance d’énoncer des engagements dans un document officiel afin de favoriser la priorisation des tâches, la responsabilisation des agents et le passage à l’action. Enfin, je vous livrerai deux ressources coup de cœur pour les institutions désireuses de devenir plus inclusives, quels que soient leur taille et leurs moyens.

Musée inclusif : pourquoi faudrait-il rédiger une stratégie ?

Il est crucial de dépasser le stade déclaratif, qui dissimule derrière des formules vagues, consensuelles et dépersonnalisées, une excuse à l’inaction. « Le musée s’engage à accueillir toutes les personnes, sans discrimination » : Comment ? Quelles sont les mesures concrètes prises à cet effet ? Par qui ? Qui sont les services responsables et garants de cette déclaration, comment s’appellent les référent·es ? Quelles discriminations le musée tente-t-il de résoudre exactement ? Ces discriminations sont-elles observées dans l’institution aujourd’hui ?

Écrire un plan d’action pour plus de diversité, équité, accessibilité et inclusion au musée est une étape cruciale vers un réel changement de fond. Au moment de l’écriture des engagements et objectifs dans le document stratégique, il sera certainement utile de s’inspirer du traditionnel — mais oh combien efficace et sous-estimé — modèle des objectifs SMART (Spécifique, Mesurable, Atteignable, Pertinent (Relevant), et Temporellement défini). Plus vos objectifs d’inclusion seront détaillés, plus ils favoriseront un passage à l’action. Enfin, des objectifs SMART donnent naturellement naissance à des indicateurs sur lesquels baser une évaluation solide de votre stratégie pour un musée inclusif. 

Le Musée National du Pays de Galles : bref et efficace

Pancarte réalisée à l’occasion d’une marche “Black Lives Matter” et acquise par le Musée National du Pays de Galles. Source

Le Musée National du Pays de Galles a rédigé un plan d’action et des objectifs d’égalité pour la période 2018-2021. Le document est bref (7 pages) et va droit au but. Pour chaque thématique identifiée, le musée propose un objectif et les résultats souhaités ; puis il liste les actions permettant d’y aboutir.

Par exemple, pour sa thématique « Commande Artistique et Programmation », le musée a noté plusieurs actions dont la nº4, tout à fait pertinente : « S’assurer que les œuvres commandées auprès d’artistes issu·e·s de groupes sous-représentés sont intégrées dans la collection et ne font pas simplement l’objet d’événements indépendants, célébrant des journées internationales spécifiques ou des événements religieux. »

Ou encore, dans la thématique « Améliorer les services pour les personnes en situation de handicap », le musée s’engage à « Mettre au point des directives sur les normes d’accessibilité pour y inclure l’accès physique, attitudinal, informationnel, et structurel. Examiner l’ensemble des outils et contenus en rapport avec le marketing, la publicité et les informations aux visiteurs. »

Les divers objectifs du Musée National du Pays de Galles seront évalués par l’équipe et le Conseil d’Administration en mars 2021. Je tenterai d’obtenir un retour de leur part à ce moment.

Le Cleveland Museum of Art : un focus local

Le Cleveland Museum of Art a également publié, en 2018, un plan pour la Diversité, l’Équité et l’Inclusion avec un focus sur l’inclusion des personnes de couleur qui ne représentaient à l’époque que 22% des publics du musée alors qu’elles comptaient pour 66% de la population locale. Le plan prévoit des engagements et des transformations à mettre en œuvre sur deux ans dans le domaine du recrutement et de la formation des employés, la gestion des collections et les formats de visite, ainsi que dans les partenariats entretenus par le musée.

Par exemple, le Cleveland Museum of Art a décidé d’engager un « community engagement specialist » (spécialiste de l’engagement des publics de proximité) afin d’aider les équipes de médiation (dont les membres sont en très grande majorité blanc·he·s et hyper-diplômé·es) afin de les aider à communiquer et impliquer les nouveaux publics sur la base des textes présents dans les salles d’exposition, et les contenus proposés dans l’application mobile du musée.

Le Cleveland Museum of Art a également pris des mesures concernant la formation des équipes en notant dans son plan « l’intégration des formations Diversité, Equité, Inclusion dans les budgets et les emplois du temps de chaque département ».

Le Guggenheim à New York : le plus engagé

Counting (1991) de Lorna Simpson, une des rares artistes noires dans la collection permanente du Guggenheim.

Solomon R. Guggenheim Museum, New York Gift, Arthur and Susan Fleischer, 2011

Le plan d’action DEAI du Guggenheim est visuellement plus minimaliste que celui du Cleveland Museum of Art mais il est bien plus détaillé. Le plan d’action commence par une introduction clairement engagée, loin des déclarations consensuelles d’autres institutions. L’introduction évoque par exemple que « les actions décrites dans ce plan ne sauraient démanteler les inégalités structurelles au sein de notre société, ni excuser des pratiques auxquelles des institutions comme la nôtre ont participé en profitant de ces inégalités. »

Le Guggenheim organise son plan d’action en quatre chapitres :

  • Recrutement et culture organisationnelle
  • Diversification du conseil d’administration et gouvernance
  • Collection, Expositions, Recherches et Publications
  • Engagement des publics

Pour chaque chapitre, l’institution détaille les objectifs et résultats souhaités. Par exemple, pour le chapitre « recrutement et culture organisationnelle », le musée prévoit d’augmenter le nombre de stages  rémunérés d’un an, de recruter des jeunes gens étant la première génération de leur famille à accéder à l’université, des étudiants boursiers et des étudiants BIPOC (Black, Indigenous, and People of Color).

Dans le chapitre « Engagement des publics », le musée prévoit de former toutes les équipes au Americans with Disabilities Act (équivalent de notre loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées du 11 février 2005) ainsi qu’au Universal Design for Learning, un cadre de référence en matière d’apprentissage inclusif.

Note : le Guggenheim a subi de vives critiques concernant des attitudes racistes et discriminantes de la part de l’équipe dirigeante. Cet article donne un peu de contexte sur la naissance du plan d’action DEAI pour celles et ceux que ça intéresse.

En France : l’exemple du Louvre-Lens

Un Projet Scientifique et Culturel béton

Le dernier Projet Scientifique et Culturel du Louvre-Lens date d’avril 2019. On peut y lire les nombreuses actions déjà menées pour favoriser la diversité, l’accessibilité et l’inclusion des publics, mais aussi, la volonté de co-construire une institution avec les habitant·e·s et les voisin·e·s de l’institution, dans une logique pleinement participative.

À ce sujet, la conception même du PSC a été pensée dans une logique de participation des publics. Elle s’est appuyée sur une enquête auprès des habitants, et sur l’organisation de « focus groups » volontairement représentatifs des différents groupes sociaux de l’agglomération : étudiants, habitants non-visiteurs, demandeurs d’emploi, voisins, etc.

Le PSC remplit 148 pages et je pourrais en écrire tout autant sur les initiatives remarquables déployées par cet établissement. Je vais donc en omettre un très grand nombre pour me concentrer sur l’argument de ce billet : l’intégration d’objectifs DEAI dans la stratégie d’un établissement comme étape-clé vers un musée plus inclusif.

Le PSC est accessible ici. S’il vous plaît, lisez-le !

Le Louvre-Lens a donc visiblement déjà atteint des objectifs liés à la DEAI ; objectifs qui étaient certainement inscrits dans le PSC précédent ! Parmi eux (je le répète, liste non exhaustive) : des cartels rédigés de manière inclusive ; des comités d’usagers en fonction des pistes d’améliorations poursuivies (comité de personnes en situation de handicap, comité de voisins du musée…) ; une politique de gratuité ; un foisonnement de partenariats locaux avec des structures de tous types ; etc.

Dans ce nouveau PSC, le Louvre-Lens fixe de nouveaux objectifs ou — engagements — et argumente d’ailleurs que l’établissement de ces engagements « apporte des solutions de lisibilité, de responsabilité, de priorisation et d’efficience à l’action du musée ». Ce n’est pas moi qui le dis, mais  eux : la rédaction officielle des objectifs dans un document stratégique est la clé d’un passage à l’action !

A la lecture du PSC, certains pourraient reprocher des engagements vagues, avec peu de détails sur l ‘opérationnel et des objectifs pas très SMART. Il est important de garder en tête que le PSC est un document voué à la communication ; il ne représente pas à proprement parler un plan d’action (contrairement aux exemples cités précédemment). Nul doute cependant que des plans d’action et des objectifs mesurables inspirés ou inspirant ce PSC circulent en interne au Louvre-Lens.

Les engagements du Louvre-Lens

Ces engagements découlent directement de son ambition d’être un « musée responsable, acteur de la transformation du territoire » :

• Engagement contre la pauvreté et le mal-logement
• Engagement contre le décrochage scolaire, pour l’accès aux diplômes et à l’emploi
• Engagement pour les femmes
• Engagement pour lutter contre l’illettrisme et l’illectronisme
• Engagement pour lutter contre les inégalités de santé

Pour chaque engagement, le musée propose des pistes d’actions dont des partenariats avec des structures du champ social, de la santé, de l’éducation, etc. L’engagement pour la lutte contre l’illettrisme et l’illectronisme est peut-être celui où le plus d’actions concrètes sont énumérées et notamment : des rendez-vous avec un·e écrivain·e publi·c·que ; la mise à disposition d’un accès gratuit au Wifi et à des postes informatiques ; l’accompagnement à l’apprentissage des outils numériques.

De la même manière, le Louvre-Lens annonce des engagements pour nourrir une relation durable avec les voisin·e·s du musée, redéfinissant au passage (pour notre plus grand plaisir) le rôle et les missions d’un « grand » musée. D’autres engagements liés à son ambition « d’inscrire dans la durée le musée participatif et co-construit avec ses habitants » sont énoncés avant d’ouvrir sur des projets plus lointains voire « à très long terme », de se doter d’un budget participatif citoyen ou d’intégrer une représentation des publics du musée au CA. Amen !

Pour conclure : les points communs

Vous l’aurez peut-être remarqué à la lecture des différents plans stratégiques évoqués dans ce billet (et dans les articles précédents de cette série), les institutions inclusives présentent quelques points communs dans leurs démarches :

• La formation et la sensibilisation des équipes aux questions d’accessibilité, d’inclusion et d’équité.

• Le questionnement du vocabulaire employé au quotidien et la ré-écriture d’un lexique commun pour un langage consciemment plus inclusif (souvenez-vous du Abbe Museum qui avait redéfini le concept de “mécène” et “donateur” dans son lexique interne).

• La mise en place de partenariats avec des structures locales et des act·eur·rice·s du champ social, éducatif, de la santé et du handicap, etc.


Ressources pour musée inclusif en devenir

The Empathetic Museum : maturity model

Last but not least, je voulais partager avec vous deux ressources coup de cœur en lien avec la thématique du musée inclusif.

La première, c’est un « modèle de maturité empathique » pour le musée, créé par l’association The Empathetic Museum et qu’une de ses membres — Janeen Bryant — m’a généreusement transmis. Je lui avais proposé de traduire leur document existant en français, il s’avère qu’une version française était déjà dans leurs cartons.

Comment utiliser ce document ?
Le maturity model est un outil d’auto-évaluation pour que les musées et institutions culturelles puissent évaluer leur degré d’inclusion et d’empathie envers leurs publics et leurs équipes.

Lien vers le document et les instructions d’utilisation :
http://empatheticmuseum.weebly.com/maturity-model.html

La version française est maintenant disponible en téléchargement sur leur site. Notez que, dans cette version, le mot « community » a été traduit par « collectivité » ce qui pourrait prêter à confusion. Gardez donc en tête que « collectivité » n’est pas entendu dans le sens français de « instance de gouvernement local » mais bien comme « communauté ».

Charte pour une Culture Accessible, Inclusive et Équitable

Cette semaine, un groupe de onze institutions culturelles québécoises a publié une « Charte pour une Culture Accessible, Inclusive et Équitable », fruit d’un travail de trois années de recherche participative menée en collaboration avec des visiteurs et non-visiteurs et des structures partenaires de champs variés. C’est un excellent modèle pour inspirer vos propres objectifs et engagements ; je vous en recommande chaudement la lecture.

Lien vers la charte : https://charte-exeko.microcom.cc/

Pensez à télécharger également le Guide Pratique de la Charte, un complément essentiel pour la compréhension et l’utilisation de la Charte.


Bonus pour les « petits » musées

Je publiais le mois dernier, pour les abonné·es de ma newsletter, un billet sur « comment se lancer dans une démarche inclusive lorsqu’on est une petite institution » avec peu de moyens, peu de temps et peu de personnel. Si c’est votre cas et que le sujet vous intéresse, vous pouvez consulter ce billet ici.


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